Économie

Besoins prioritaires du tiers-monde : des cadres moyens

La Croix 19/4/1964

 

Plus que jamais, l'aide française au Tiers-Monde doit se placer sous le signe de l'efficacité. Ainsi, fera-t-on le mieux face aux offensives renouvelées du cartiérisme. Ainsi, remédiera-t-on aux inconvénients du « saupoudrage » inhérent à une politique d'extension géographique de l'aire où apporter notre coopération.

Pour cette efficacité, l'expérience de récentes décolonisations apporte une indication précieuse : l'aide la plus « rentable » consiste dans la formation de « cadres moyens ». L'existence ou la non existence de ces cadres commande, une fois les sursauts de l'indépendance dépassés, la solidité des nouveaux États.  

Hélas ! Chacun sait l’anarchie politique actuelle du Congo-Léopoldville. Dans certaines provinces, elle a revêtu des formes tragiques. Pour réduire les oppositions régionales, le Gouvernement s'est appliqué à les fractionner. Ainsi a-t-il créé un  État polymorphe et monstrueux où on a prétendu maintenir l'unité par l'émiettement. Pourtant, quand on va dans ce pays, on est enclin à la certitude que le Congo de Léopoldville se relèvera très rapidement dès que cesseront les conditions politiques actuelles et l'effondrement monétaire qu'elles entraînent. En effet, sous l'anarchie politique subsiste, intacte, ou à peu près, toute l'infrastructure économique. Celle-ci est en place. Elle fonctionne même au-delà de tout ce que permettraient normalement cette anarchie et l'insécurité. Le secret de cette extraordinaire réussite au centre du plus spectaculaire échec tient à un de ses aspects, qui fut excellent, de la politique coloniale belge : l'accent mis justement sur la formation des cadres moyens. On n'a pas assez rendu justice à une politique qui, certes, fut aveugle à l'évolution générale du continent africain, mais qui avait très bien compris et réalisé certaines conditions sociales et humaines du développement. Ainsi, des cadres moyens africains, abondants et bien formés, maintiennent en vie les entreprises malgré les conditions politiques aberrantes. Elles constituent un écran protecteur entre les dirigeants des firmes et un Pouvoir sans puissance mais proliférant. Que s’apaise – et elle finira bien par s'apaiser – la crise politique du Congo, ainsi que sa séquelle de difficultés monétaires, ce pays redeviendra en l'espace d'un an la principale puissance économique d'Afrique.

L'Algérie présente le spectacle inverse et comme une preuve a contrario de ce que j'avance. Ce pays connaît aussi des oppositions régionales. La situation politique paraît pourtant moins grave que celle du Congo de Léopoldville. Trois récents voyages en Alger m'ont rangé parmi ceux qui estiment outrancières les descriptions habituelles des difficultés politiques de ce pays, aussi réelles soient-elles. Pourtant, les difficultés de l'Algérie, bien que moins retentissantes que celles du Congo, seront probablement beaucoup plus malaisées à aplanir. En effet, à l'origine se situe le fait que d'un Gouvernement plus valable que celui du Congo mais qui, faute de cadres intermédiaires, ne peut communiquer avec ses provinces ni compter sur les délégués qu'il y entretient. A l'Administration centrale elle-même, les Directeurs sont remarquables, mais réduits à l'impuissance par l'absence de subordonnés qualifiés. Je sais un Office, comportant la charge de facturer, où on a pu recruter des agents sachant lire et écrire, mais ils ignorent la table de multiplication. Alors, un certifié d'études effectue des multiplications à longueur de jour pour l'ensemble de ses collègues. Je pourrais citer bien d'autres exemples. Ce manque de cadres intermédiaires, consécutif à l'exode des « pieds noirs », rend difficile sinon problématique le relèvement de l'Algérie. Et la politique socialiste dans laquelle cet  État se lance ne fait qu'accroître la difficulté : tout socialisme, de quelque épithète qu'on le qualifie, suppose une administration nombreuse, formée, honnête – donc, de vrais cadres moyens.

Je ne me livre pas à une étude de colonisation ou de décolonisation séparée. Par ces deux cas trop vécus, je voudrais au moment où l'Afrique Noire double un cap difficile dans le processus de son indépendance, et où l'aide dont elle bénéficie peut décroître, montrer l'importance que revêt, dans la coopération que nous lui apportons, la formation des cadres intermédiaires. Deux secteurs avant tout paraissent à ne pas sacrifier. Le premier est un peu étranger à notre propos, c'est l'enseignement ménager, moyen le plus économique de relever l'hygiène ainsi que le niveau de vie, en apprenant à utiliser rationnellement ce que l'on possède. Le second, plus directement formateur de cadres moyens, est l'enseignement des maîtres qui rendent aptes aux métiers techniques par exemple les professeurs de dessin, qui n'ont pas pour rôle, comme le croit un vain peuple, d'apprendre à reproduire au fusain des plâtres d'Apollon, mais forment la main notamment au dessin industriel. Or, la Coopération française menace (je crois même que c'est déjà plu ou moins déjà fait) de ne plus fournir monitrices d'enseignement ménager et maîtres de dessin. Pourtant quand la nécessité impose d'établir des priorités, nous devrions savoir, pour être plus efficaces, nous inspirer de ce que la décolonisation nous a déjà donné de leçons et assurer d'abord par ces enseignements et par quelques autres, la formation des cadres moyens.